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Plongées au temps du rideau de fer

Gouffres de gypse aux eaux cristallines en Allemagne de l’Est, rencontres du troisième type en Roumanie, trésors néolithiques et scaphandres exotiques de Russie. Pour le plongeur qui n’a pas froid aux yeux, il reste de formidables aventures à vivre au-delà de l’ancien rideau de fer…

Les cocotiers, le corail, les poissons géants, une île déserte des mers du sud : l’exotisme est devenu accessible à tous. Mais est ce que tout celà n’a pas un air de déjà vu ? Comme si, à la banlieue de nos rêves de plongeurs, il n’existait que le sud et son climat d’étouffe- chrétien… J’ai toujours pensé que l’aventure aquatique, le vrai dépaysement se déplacerait un jour vers les mers du Nord, vers les pays de l’Est. Atteint du cancer des tropiques, j’aspirais sans le savoir à des émotions plus glaciales. Et la vie d’un plongeur, c’est parfois simple comme un coup de fil… Il y a quelques années, je reçu un étrange appel. Dans un anglais hésitant, un plongeur de Nordhausen (mais c’est où ce bled ?) m’invitait à venir plonger chez lui. Il m’hébergerait, et tout et tout… Il avait lu un de mes articles « spéléologiques » publié dans la revue allemande Tauchen et pensait que la visite m’intéresserais… Je dis oui, par principe, et me jetais sur l’Atlas. Aïe… 1500 bornes à faire, quand même. Abandonnant lâchement sur le trottoir ma famille sans ressources, je bourrais mon 4×4 de matériel « polyvalent » et fonçais en direction de l’Est, l’ex RDA, tout juste après la chute du mur de Berlin. En route pour le rideau de fer… J’arrivais le soir même en lambeaux, dans un décor des années soixante : locomotives à vapeur, maisons de bois, et langage des signes pour trouver mon contact. Famille chaleureuse et dîner de fête : oignons et chair à saucisse crus ( !), patates chaudes, et heureusement vodka anesthésiante, dont j’apprendrais plus tard qu’elle provenait du bar d’un ferry coulé en Mer Baltique. D’où ce petit goût de « rouillé »…

GYPSIES D’EAU

L’eau dense, saturée de gypse, s’est refermée sur nos têtes. Une eau minérale, salée, se souvenant d’océans anciens que les sources ont reprise. Nous amorçons la descente en une mer morte, isolée au coeur de l’Allemagne profonde, revivifiée par la pluie des siècles…

Le gouffre est presque circulaire, vaste, et s’enfonce verticalement dans les profondeurs de la roche. L’eau est absolument limpide et pourtant, sous nos palmes, seul un écran noir répond aux appels de nos phares.

Au dessus, l’oeil bleu du jour observe notre descente et s’éloigne doucement, couronné de cils boisés qui sont des chênes et des hêtres dont les cimes se tutoient… Nos bulles viennent y peindre au rythme de nos soupirs quelques larmes d’air mouillé.

Les parois défilent,  strates de velours gris, parfois zébrées de cicatrices blanches de gypse ; de grosses dalles imbriquées en quinconce, en hélice, composent un paysage dantesque : le fût rayé d’un canon pointé sur les étoiles. La régularité du gouffre est telle qu’on pourrait croire à un puits de mine, si ce n’était la taille. Qui aurait pu creuser cela ? Un géant, quelque divinité tellurique ? Peut-être après tout, est-ce le cas…

En approchant du fond, la nuit a fait place au crépuscule des dieux. Dans l’air bleu du gouffre qui s’est élargi en cathédrale, de grands arbres dressés semblent veiller sur une pyramide de sédiments. -40 m… Une douce narcose m’envahit, et j’entends le chant des Rhînes, divinités germaniques des eaux. Elles me susurrent à l’oreille des secrets d’eau de lune, tandis que des particules grises, détachées des parois par nos bulles neigent doucement, venant grossir lentement le linceul des arbres morts.

Une brume minérale obscurcit lentement le fond du gouffre, comme pour nous inviter à goûter la transparence irréelle qui subsiste au-dessus, et nous aspirer vers le haut, vers la douce clarté du froid soleil d’hiver… Tels étaient mes souvenirs au sortir du “Thomasloch”, le puits de Thomas. C’est au milieu du 18ème siècle, rapporte l’histoire populaire que Thomas, un brave cultivateur, découvrit ce gouffre. Venu en son champ sarcler quelques raves, et bien tassé dans une charrette de bois poli, précédée d’un musculeux cheval bai, il entendit soudain le sol gronder…

Un vieil atavisme le fit se jeter au sol, pour voir disparaître cheval et chariot, avalés dans la face cachée de la terre. Il y avait diablerie là-dessous : un gouffre d’eau tout neuf venait de naître au milieu du champs, qui le regardait d’un oeil bleu frissonnant de remous !

On sait aujourd’hui que le diable s’appelle géologie karstique. Il s’agissait d’une cavité grandissante, encore inconnue des hommes, et qui résultait de  la lente digestion du gypse par les eaux souterraines. Il avait suffit d’une faille et du pas d’un cheval pour que l’ensemble  s’écroule sur lui-même comme un château de cartes. L’exemple type de la cavité aveugle, du fontis en route inexorablement vers la surface. De ces gouffres noyés comme on en trouve en Floride, en Australie et même, aujourd’hui submergés par la mer, aux Bahamas : les fameux “trous bleus”…

Un dernier regard à l’eau séliniteuse, saturée de gypse, dont le niveau, si haut perché par rapport aux marécages alentour, reste un mystère, et nous reprenons la piste, sur le chemin des hérons cendrés.

Parvenus en lisière des roseaux, le 4×4 s’enfonce jusqu’aux essieux dans la terre grasse. Dans ce pays, tout n’est qu’eau ! Et je prends peur : si un seul cheval a suffit pour trépaner Thomasloch, quel abîme  risque d’ouvrir notre 170 chevaux ? Un renard détale en un éclair roux et des aigrettes viennent aux nouvelles… Le câble du treuil ceinturé sur les reins solides d’un vieux saule ayant longtemps pleuré, nous tirera finalement d’affaire…

Cette région de Thüringa est célèbre pour ses eaux minérales, dont beaucoup finissent en bouteilles. La province d’Harz recèle en effet la majorité des sources d’Allemagne. Mais elles sont encore mal connues, et mon objectif est de les inventorier, puis d’aller voir sous la surface ce qui s’y cache. Je tournerai ainsi quelques pages de plus de ce grand livre des eaux souterraines, entrouvert adolescent, et que je n’ai pu refermer depuis…

L’ETONNANT DESTIN DU PLONGEUR SEILER

 A ma droite, Steffen Seiler est un blond wagnérien, sec des privations passées mais aux muscles durcis par cinq ans de service militaire au Kirghistan. Nous sommes  deux chasseurs de sources, unis au-delà des frontières par la même passion, partis à la découverte d‘un pays qui se réveille. Steffen plonge depuis l’âge de dix ans. Dans cette partie de l’Allemagne où l’initiative individuelle était hors la loi, cela constitue un exploit. Il a fait ses classes dans les gravières de Nordhausen, en plein hiver, quand les flocons dissimulaient rapidement les traces de son vélo ; quand le brouillard blanc rendait moins réel la STASI pourtant omniprésente.

Avec Jürgen, son instructeur, il construisit les équipements qui faisaient défaut dans l’ex-Allemagne de l’Est : du tuyau d’arrosage en guise de narguilé haute pression, d’antiques détendeurs à deux étages, copiés sur les premiers modèles “Cousteau-Gagnan”… Et quand certaines pièces manquaient, on les fabriquait en bois ! Les plombs étaient coulés à la main, des caissons de fonderie abritaient de chétifs appareils photo soviétiques. Les combinaisons de plongées étaient fabriquées à partir de pièces minuscules de néoprène, que Jürgen faisait venir clandestinement de l’Ouest, à titre de rembourrage de colis anodins. Il ne suffisait plus que de les assembler, au fil et à la colle, en un incroyable travail de cousette digne de Pénélope attendant son Ulysse. Une Odyssée sous-marine les habillant finalement de costumes d’arlequins.

Et c’est pourtant dans ces conditions qu’ils découvrirent Thomasloch, et ses envoûtantes profondeurs céruléennes. Plusieurs fois ils durent payer des bakchichs aux policiers qui les avaient surpris encore ruisselants d’une plongée nocturne. Il était en effet interdit de plonger dans ces gouffres : ceux-ci auraient pu être un chemin souterrain d’évasion vers le mirage de l’Ouest. Singulière méconnaissance des autorités en matière de géologie karstique, Thomasloch se trouvant à des dizaines de kilomètres de feu le mur de la honte…

SOURCES MIRACULEUSES

On sait peu de choses sur l’histoire de la région. Mais, si aujourd’hui Mülhausen a su garder un charme médiéval, elle le doit à l’un de ses quartiers, Görmar, qui était l’ancienne capitale  d’un roi carolingien, en 897. D’âpres combats se sont déroulés ici contre les envahisseurs danois et Vikings : en 1800, des squelettes humains furent découverts près de la rivière Unstrut, en compagnie de fragments d’épées. La légende raconte que deux frères, injustement décapités par le pouvoir en place, sont revenus hanter la région. A minuit, on rencontre parfois les fantômes des chevaliers autour d’Hungerquelle, la source de la faim. C’est le signe que la source va se tarir, compromettant les récoltes. Et puis, à force de prières, la source se remet à couler. Ce curieux phénomène a été enregistré la dernière fois en 1842…

Depuis le Moyen-Age, des sources nouvelles-nées n’ont cessé de jaillir dans la région, suite à l’effondrement du sol.

Salzaspring s’est ainsi offerte une vie aérienne, un beau matin, non loin de Nordhausen. Son lit abrite depuis des nuages de truites. Nue cette hiver, il faudra la visiter plus tard, quand le printemps l’aura parée d’une géode d’algues en fleur. Plus au nord, au coeur de la forêt, s’ouvre “das Kelle”. C’est un vaste effondrement dans une pierre blanche de cristaux. Au fil des ans, une arche de plein cintre s’est construite, qui contemple son double dans un sombre lac souterrain. Au fond du lac, une crevasse trop étroite ruine nos espoirs de pénétrer plus avant dans le massif de gypse…

Villages après villages, j’interroge les paysans comme aux premiers temps de l’exploration spéléologique. C’est ainsi qu’on nous indique Bruchteicht, près de Bad Tennsfedt. Bruchteicht et son grand lac d’eau bleue, ses dunes de sable immaculé, ses plantations de nénuphars qui fleuriront en été. Une petite Floride figée au coeur de l’hiver.

C’est dans les environs de Mülhausen que la pêche aux sources est la plus fructueuse : Thomasloch, Erdfallquelle, Melchiorbrunnen… Nous explorons cette dernière jusqu’à 25m de profondeur, dans une eau laiteuse, avant d’être arrêtés dans un éboulis de blocs cyclopéens.

Poperöderquelle s’est ouverte il y a 800 ans. Aménagée depuis en site votif, il est bon de souscrire à la légende de ses eaux aux vertus magiques. En enjambant la rambarde qui ceinture la fontaine, j’obtiens un franc succès auprès des villageois : personne n’aurait juré qu’une source de quelques mètres de diamètre pour deux de profondeur puisse abriter en son sein un homme grenouille !

Sur le fond de sable caillouteux, pétillant de gaz naturel par tous les pores, de grandes algues myriophylles ont pris racine et ondulent dans le courant. A travers l’eau, se dressent les majestueuses constructions en bois, pour rêver aux temps anciens… Je découvre des quantités de pièces de monnaie en aluminium datant de l’ancien régime, jetées dans la source en ex-voto. Un trésor dérisoire coulant aujourd’hui entre mes doigts, mais qui portait sans doute les mille et un voeux d’un peuple opprimé…

Le village s’est pris au jeu et les portes s’ouvrent. Derrière une écurie, au coeur d’un jardin, dans une cave : chacun veut qu’on visite sa source ; il y en a trop !

LE TRÉSOR DE GOLKE

Golke est une source puissante, captée pour les besoins en eau de la ville de Bad Lagensalza. Oubliant les tuyaux inesthétiques de l’usine de traitement, nous entrons dans le sous bois où la brume nous rejoint. Un grand lac se révèle, peuplé d’épaves d’arbres dans une ambiance feutrée de conte médiéval. L’eau semble limpide…

A coups de palmes prudents, nous nous glissons dans la forêt engloutie. La visibilité s’annule soudain dans les lointains, comme si la source était vivante et cachait quelque chose dans ses voiles, aux intrus que nous sommes. Ce sont des nuages qui passent et se dissipent, dans le beau bleu du ciel aquatique. Par moment, la source entre en ébullition, sans signe avant coureur, et nous nageons dans l’eau pétillante ! Différentes sortes d’eau se cotoient ici, sans vraiment se mélanger ; mariage de raison où nous avons l’impression d’explorer plusieurs sources au sein d’une même vasque.

Accrochées aux bras d’écorce, des tentures d’algues filamenteuses sont brunies par les gaz ; filets tendus par des flotteurs de bulles dans lesquels viennent se prendre des insectes translucides. Nous approchons du fond sablonneux, étrangement plat, comme une mer d’huile au fond de l’eau. Et ce fond bouge, brassant un sable gris et de minuscules débris végétaux ; et il nous absorbe ! Ce n’est plus de l’eau et ce n’est pas encore de la roche… Steffen a déjà disparu à mi-corps dans ce faux plancher dense, opaque, glissant comme une lessive de soude concentrée ! Aucune visibilité : nous renonçons à nous engloutir plus profond, dans ce gouffre caché. Quels sortilèges, quels dangers nous attendraient plus bas, dans ce monde d’oppression où mêmes les lois de la plongée risquent de ne plus avoir cours ?

Une nouvelle émission de gaz pétille jusqu’en surface tandis que des volcans d’eau construisent leur cône de sable blanc, au-dessus de “nulle part”… De sanglants combats ont lieu dans les algues et sous les faux plafonds de branches mortes. Larves d’insectes, crustacés : tout un écosystème nage et se bat dans l’eau gazeuse. Une sangsue, sens dessus dessous, rayée du jaune et brun des tigres d’eau, fait des grâces tire-bouchonnantes devant mon objectif macro…

Qui n’a jamais rêvé de plonger dans une émeraude ? Après bien des allées et venues, Gründelsloch, la piscine de 50m de diamètre qui s’étale sous nos yeux, semble bien être une de ces sources miraculeuses. Bleu turquoise de l’eau, vert fluorescent des algues : voilà bien l’harmonie ton sur ton d’un pur cristal…

Doigts écartés, dans le silence de l’eau, nous nous laissons couler vers le fond. Il y a des forces au sein de cette transparence : des turbulences invisibles nous enveloppent. Comme un souffle caché venu des profondeurs, le vent aquatique peigne les algues et les dressent en nuages de chlorophylle au mépris de la pesanteur. Mon profondimètre n’a pas encore indiqué 8m que je suis déjà au fond : là encore, il n’y aura pas matière à exploit spéléologique. Dans cette terre de gypse, les cavités se colmatent et gardent leur secret souterrain. L’eau sourd en pression de deux cratères d’albâtre où l’on peut à peine glisser le poing.

C’est toujours grand mystère que l’eau courante : attablés sur la lèvre du gouffre, nous écoutons feuler cette eau qui coule depuis la nuit des temps. Une feuille de hêtre virevolte comme un papillon. Elle se souvient peut-être de sa vie d’automne, quand elle dansait dans les vents. Mais plusieurs saisons dans la source ont eu raison de sa robe roussie : elle n’est plus qu’un filigrane…

Les doigts puissants du courant caressent nos visages puis, comme nous approchons encore, s’insinuent sous le masque jusqu’à l’arracher. Il fallait bien que la vue se trouble pour s’évader du sortilège. La surface nous accueille et nous n’échangeons mot, encore plongés dans la clarté bleue. Point d’orgue de cette expédition où nous avions trouvé notre joyau.

Revenu dans ces villes ternes et grises que je déteste, j’oublie lentement ce monde de pureté. Mais j’ai gardé dans mon masque un peu d’eau de l’Est…

LE COPAIN GABOR

L’eau du siphon s’était instantané­ment troublée. Les torches n’éclairaient plus que des volutes d’argile et Gabor nageait à tâtons, dérou­lant avec son autre main une cordelette qui lui servirait de guide au retour… Gabor est Roumain, Passionné d’explora­tion, il a entrepris l’inventaire des grottes de son pays. Beaucoup sont entrecoupées de passages noyés, qu’on ne peut franchir qu’en scaphandre. Une aventure exaltante, que plus tard il paiera de sa vie.

Mais pour l’instant, il lutte sous l’eau, au fond d’une caverne blottie au pied des Car­pathes, la patrie de Dracula. La galerie est si étroite qu’il a dû enlever ses bouteilles, les pousser devant lui, et comme cela ne passait toujours pas, souffler l’air des pou­mons pour s’enfoncer encore, heureuse­ment, le passage s’élargit aussitôt après… Soudain, le bruit que font les bulles d’air en éclatant sous la voûte, change. C’est cette fois un gargouillement infernal. En aveugle, Gabor monte et sa tête émerge bientôt à la surface d’un lac dans une vaste salle souterraine inconnue. Siphon fran­chi ! Dans la galerie qui lui fait suite, Gabor découvre avec effroi qu’il n’est pas seul : sur le sol argileux se dessine une empreinte de pied nu ! Plus loin, ce sont des squelettes humains enchevêtrés et des bijoux d’or massif qui s’allument dans le rayon de la torche. Le Roumain venait de découvrir un sanc­tuaire que la remontée du niveau des eaux avait jusqu’ici isolé de l’humanité…

Voilà l’histoire que me contait, photos à l’appui un Hongrois en fuite, venu frapper à ma porte un beau matin pour y chercher l’ami­tié et éventuellement une douche et de quoi manger. Il ne parlait pas le français en arri­vant, mais parvint à l’apprendre en quel­ques jours ! Suffisamment en tous cas pour exprimer ce qu’il avait à dire. Miracle des Slaves. Il nous parla des grottes à plonger dans son pays, pleines de cristaux géants et d’eaux thermales et de celles de Roumanie, tou­tes proches. Et tentantes, puisqu’elles ne sont guère plus explorées que les cavernes françaises dans les années quarante. De formidables découvertes y étaient encore pos­sibles pour qui se sentait attiré par les duels avec l’administration… J’allais d’ailleurs m’y plonger plus tôt que je ne le pensais…

COMME UN RUSSE…

Mon premier contact avec la réalité de la plongée russe, dans les années 70, fut la découverte dans une poussièreuse bibliothèque du Club Alpin Français d’une petite revue au format de poche, rédigée en caractère cyrillique, heureusement, abondamment illustré. Il s’agissait de l’équivalent d’un manuel scolaire de plongée souterraine russe ; à une époque ou il n’y avait pas 10 spéléo-plongeurs en France ! En décryptant ce manuel, je réalisais que les soviétiques étaient à la fois en retard et en avance. En retard principalement à cause des difficultés pour se procurer du matériel. On sait qu’à l’époque, offrir un détendeur de plongée par exemple était un cadeau royal, dupliqué en nom­breux exemplaires avec les matériaux dis­ponibles sur place, du titane, et parfois des pièces en bois !

Dans ce livre, tout se bricolait : on trouvait un patron pour tailler son propre vêtement étanche. Les bouées d’équilibrage ressemblaient à s’y méprendre à de grosses andouillettes, portées sur le ventre. Autre singularité : beaucoup de Russes ne plongeaient qu’avec une seule lampe, fixée directement sur le masque. Le scaphandre était constitué de trois bouteilles et les détendeurs avaient l’air assez spartiates. Mais c’était tellement émouvant de déchiffrer sur le papier jauni la même passion venant d’un voisin si lointain, à tous points de vue. Les soviétiques étaient à l’inverse en avance par leurs résultats, avec des moyens différents. C’était un peu la comparaison entre les stations Skylab et Mir…

En Russie, plusieurs diplômes existaient, dont un de spéléo plongeur. Et c’était du béton : pas moins de quatre cent soixante heures de cours pour l’obtenir dont trois cent cin­quante sous terre ! Dès l’été 1986 onze siphons consécutifs avaient été franchis dans Takhaltubo, une grotte à tendance horizontale qui développe cinq kilomètres. En août 1987, les plongées des siphons terminaux du système Vladimir Iljukhin, à moins 970 m sous la surface ont été couronnées de succès. Pas moins de seize spéléos avaient franchi trois siphons séparés par des cascades dont la plus haute mesure 59 mètres. La profondeur atteinte passait à -1240m mètres.

Car en ex URSS, les régions karstiques sont immenses. Le Caucase, la Crimée, l’Oural, l’Asie Centrale, la Sibérie (pour les spéléos désobéissants), et l’Extrême Orient sont terres de records. Les résurgences de Kholodnaya Rechka et de Reproa mettaient en évidence une dénivelée possible de 2300 mètres, soit l’une des plus importantes percées hydrogéologiques. Le gouffre le plus profond du monde serait un jour soviétique…

Des années plus tard, un preneur de son travaillant pour France 2 m’amena un incroyable engin militaire russe, acheté pour presque rien au marché noir. Pas plus gros qu’un petit sac à dos, il contenant un masque intégral en caoutchouc noir, avec une lampe, deux petites lunettes et une purge sommitale en forme de serpentin : un accessoire qui ferait le bonheur des fétichistes mais qui servait sans doute à des opérations musclées en Mer Noire. Car le scaphandre ventral était lui constitué de plusieurs tubes en duralumin, exactement semblables à des tronçons de piquets de tente, et de tout un fouillis de tubulures et d’accessoires incompréhensibles. Mais quand j’ouvris une valve, il en sortit du gaz sous pression ; c’était de l’hélium…

Aujourd’hui la Russie est grande ouverte, et « Tek » : l’Internet regorge d’agences de voyages vantant leurs eaux intérieures. Svetlana Murashkina, docteur en géographie, rédactrice du magazine Octopus annonce tout de suite l’ambiance : “ Les premiers plongeurs russes versaient du thé bouillant dans leur combinaison pour geler moins vite. Mais la Russie sous-marine a mieux à offrir que des plongées forcées – en uniforme – par deux cents mètres de fond en mer de Barentz… » A Yalta on trouve les meilleurs spots de plongée de la mer Noire. Au large d’Odessa ou encore de Sébastopol, le plongeur pourra nager au milieu d’épaves centenaires. Dans les montagnes de l’Oural, la grotte d’Ordinskaya offre un labyrinthe de 3 km pour une profondeur maximum de 24m. Et l’exploration ne fait que commencer… En Janvier 2001 le “Team Octopus” a atteint 86 m de profondeur au trimix dans la grotte Hosta. Sans oublier les fonds étranges du Kamchatka, les éponges d’eau douce vertes du Lac Baïkal, et les araignées de mer géantes de la Mer de Barentz avec ses jungles de laminaires de 2m de haut, et ses coquilles Saint-Jacques fuyant d’énormes étoiles de mer pourpres à 12 bras… Les russes sont aussi les pionniers de la plongée sous les glaces du Pôle Nord et de l’Antarctique. Au départ de Moscou via Mourmansk et en 7 jours (pour 8000 $ tout de même), il est aujourd’hui possible de se payer une plongée sous le sommet du monde, avec 70 m de visibilité et 4087 m d’eau sous les palmes. Mon prochain voyage : j’attends un coup de fil…

Pour revenir à la Roumanie, je reçus un jour à Paris la visite d’un colosse, Cristian Lascu, qui souhaitait que je vienne plonger dans son pays. Il me précisa toutefois que je devrais être capable de ne me nourrir que de pommes de terre. Des soirs durant, il me parla des grottes archéologiques et d’autres, plus étranges encore ; des îles flottantes du Danube, à l’envers inexploré ; des fontaines de soufre… Rendez-vous fut pris. Peu de temps après était révélée la grotte aveugle de Movile, avec sa faune extraordinaire affranchie de la photosynthèse, et qui fit grand bruit dans la communauté scientifique et les médias. Mais ceci, comme le disait Kipling, est une autre histoire…

Publié le Juil 5, 2006

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