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Carnets de Plongée : Vortex

Pour patienter jusqu’au 5 septembre, date à laquelle cette nouvelle collection Carnets de Plongée sera disponible en librairie, j’ai décidé de publier ici quelques extraits de ces livres. Bienvenue dans la narcose tourbillonnante… Bonne lecture !

Vortex : extrait du livre Narcoses…

Dans l’eau verte chargée de plancton, Nassim descend à petits coups de palmes, tirant derrière lui le narguilé*, ce tuyau de caoutchouc noir qui lui envoie l’air comprimé depuis la surface. Surtout, ne pas le coincer dans le corail… Déjà deux langoustes tropicales dans son panier : c’est un bon jour !

À vingt-deux ans, Nassim est l’un des meilleurs plongeurs de la petite île de Tatawa Besar, située non loin de l’île de Komodo en Indonésie.

Ce jour-là, au détour d’un massif de corail, Nassim n’en croit pas ses yeux : une huître géante (Pinctada Maxima*) est posée comme sur un autel dans l’eau verte. La plus grosse qu’il ait jamais vue ! Quelle taille peut bien avoir sa perle ? Il lui suffit de tendre la main, de la décoller doucement, et c’est la fortune ! Mais soudain, Nassim a l’impression de palmer sur place : impossible d’approcher de l’huître, comme si une force invisible la protégeait… Cramponné au récif, Nassim a compris. C’est le courant, ce terrible courant aspirant et imprévisible, connu pour avoir déjà fait tant de victimes ! Il sait que là-haut, la barque va être entraînée à sa suite dans le vortex : ses amis ne vont pas avoir d’autre solution que de couper le narguilé pour se libérer et ne pas couler à leur tour… Déjà l’air n’arrive plus : le tuyau tendu qui vibre comme une corde à piano s’est pincé quelque part. Vite, dérouler le détendeur de secours et respirer sur la bouteille de secours : quelques minutes d’autonomie…

Mais Nassim est happé par le maelström en formation. Corps désarticulé suivi de son dérisoire cordon ombilical tranché net, enfant perdu dans le ventre de la mer. Il essaye de nager vers la surface, ce halo verdâtre qui apparaît parfois comme un flash tandis qu’il tourne sur lui-même comme dans le tambour d’une machine à laver. Mais c’est impossible, personne ne peut vaincre la puissance du vortex en formation. Jusqu’à ses bulles qui sont aspirées au fond par le tourbillon, se mêlant à celles de la cavitation*. Grondement sourd de la mer qui avale l’atmosphère, éclate, digère les bulles d’air. Nassim espère encore. Il a dépassé depuis longtemps les trente mètres de profondeur du récif…

À chaque fois qu’il équilibre machinalement la pression sur ses tympans, il sait qu’il s’enfonce dans les profondeurs interdites, celles dont on ne revient pas. Tout semble en rotation autour de lui. Il est mabuk : la tête lui tourne comme s’il avait abusé de cet alcool de riz dont il ne connaît même pas le goût ! Keadan mabuk, comme dit Haroun, l’un des seuls à avoir l’expérience des grandes profondeurs. Il entend alors sa voix qui le rassure : ne pas lutter, laisser faire, remonter doucement, retrouver ses yeux, plus haut, garder son souffle… Mais Nassim ne fait que s’enfoncer plus encore dans la mer qui noircit, dans ce trou noir de l’océan que le destin a ouvert sous ses palmes. Le sang bat dans ses oreilles et la musique devient obsédante, frénétique : des flûtes, des guimbardes de bambou, des cloches acides : les musiques funéraires de ses frères de sang. Il voit des requins géants au bord du monde qui s’éteint, tourne et tourne encore. Des méduses bleues effilochées qui dansent la ronde, cheveux d’anges, draperies de vierges : Edn Jannah, les jardins du Paradis ? Un voile noir est descendu sur ses yeux et puis, l’instant d’après, c’est la lumière blanche, intense, venue du fond de son être qui convulse. Vague de chaleur : l’oxygène sous pression qui l’empoisonne puis se tarit. Dernière goulée d’air avant l’ultime retour du voile noir.

Son corps disparaît en tournoyant dans les profondeurs. Il ne remontera jamais…

Le « Chaudron » et Batu Bolong sont des sites de plongée considérés comme les plus dangereux du monde. Même protégés par le récif, les plongeurs, amateurs ou professionnels, risquent gros. Et des accidents surviennent chaque année. Celui de Nassim était le dernier en date. Je me souviens de ce tourbillon d’eau noire autour d’un roc à fleur d’eau, entre Komodo et Rinca, qui se produit à la renverse des marées, à ce point de rencontre de deux océans dans cette myriade de récifs. Qu’y a-t-il sous la peau du diable ? Cela m’obsède. Est-ce la porte d’un nouveau monde, au-delà des noirs serpents du vortex ? Nul doute que le plongeur assez fou pour s’immerger à cet endroit disparaîtrait instantanément dans le maelström, entraîné au fond avant de refaire théoriquement surface… Mais où ? Au bout de combien de temps ? Dans quel état ? Personne ne peut résister à la force de ces courants ! Il faut accepter de se laisser entraîner.

Qui se risquera à plonger là, muni de l’autonomie suffisante, pour le plus incroyable des voyages ? Car le grand océan pulsatile est ici, dans toute sa terrifiante authenticité, tellement loin des piscines des lagons bleus qui ne sont qu’un cas particulier… L’océan – le vrai – est plein de bêtes immenses, menaçantes, de courants contraires, de houles de fond et de tempêtes aquatiques ! Lentement, l’idée fait son chemin. Et je m’étais promis de revenir à Komodo. J’en ai eu l’occasion lors du tournage de l’épisode « L’origine des mondes » de la série Carnets d’expédition.

Dans le soleil, je repère alors ce que je suis venu chercher. Comme le lit d’un fleuve puissant vu par-dessous : le courant du Pacifique qui entre en Indonésie ! Là où nous sommes cachés, en spectateurs, nous n’en ressentons pas encore les effets. Sur les rives plus calmes du grand flot, des requins et d’autres poissons prédateurs attendent le passage des proies, battant tranquillement de la queue, apparemment sans effort. Mystère de la nature et de l’adaptation…

Je voudrais bien être aussi hydrodynamique. À l’instant, déplaçant un peu la tête à droite, j’ai failli perdre mon masque dans une turbulence ! Mais déjà, comme un marteau-pilon, un nouveau courant nous pousse aux fesses et nous déloge de notre abri. Il est temps de remonter un peu et de se coller cette fois contre le récif qui remonte en surface. Nous y trouvons un calme relatif, cramponnés en paroi, tandis que « l’Amazone » coule au-dessus de nos têtes. Insensiblement, nous nous sentons aspirés par le fleuve en furie qui grossit encore.

Utilisant cette fois les techniques de la nage en eaux vives, issues de la pratique du kayak et du canoë, je longe la paroi, main sur main, profitant de chaque remous, chaque zone de calme ou de courant inverse. Et parviens ainsi à m’approcher un peu plus du « monstre » qui vrombit. Je distingue clairement la trombe aquatique en formation. Cette spirale maléfique qui grossit, se creuse en hyperbole de cristal emplie de bulles nées de la cavitation*.

Mais nous ne pouvions imaginer ce qui allait se passer ensuite… Alors que mon masque se remplit d’eau, apparait sur ma gauche une ombre qui grossit…

 

Découvrez beaucoup d’autres histoires dans le premier volume de la collection Carnets de Plongée chez Glénat : NARCOSES. En librairie à partir du 5 septembre 2012. Commander chez Glénat, Fnac.com ou directement sur Amazon.fr ci-dessous.

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Publié le Août 31, 2012

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9 Commentaires

  1. Dna

    Bonjour Francis,

    Y a-t-il une chance d’avoir une édition eBook (Fnac, Amazon, …. je serais pas difficile) de ces deux ouvrages ?

    Merci !
    Un plongeur/lecteur qui aime voyager léger

    Réponse
    • Francis Le Guen

      Bonjour Desoxyribonucléique !

      Je souhaite qu’il existe une version numérique. C’est prévu dans le contrat que j’ai signé avec l’éditeur… Sinon, je prépare justement d’autres ouvrages destinés aux tablettes.

      Réponse
  2. Remires

    Super si possible avec une dédicace de ce serait top.

    Réponse
    • Remires

      une dédicace de Francis

      Réponse
      • Francis Le Guen

        Nous aurons sans doute l’occasion lors d’une séance de dédicace : plusieurs sont en cours d’organisation dans les divers salons et magasins de plongée. Plus d’infos dès que possible !

        Réponse
        • Marion

          j’en veux une dédicace!! 🙂

          Réponse
  3. karim ben mustapha

    envie terrible de lire cet ouvrage
    ;;;;;prendre de la langouste au narguille… c est pas trop respectueux

    Réponse
    • Francis Le Guen

      De la langouste au narguilé ! Je retiens l’expression. Chiche ? Chicha, plutôt… Allez, plus longtemps à attendre : dans toutes les librairies le 5… Ou sur Amazon, encore plus rapide… 😉

      Réponse
  4. Marion

    Je les ai reçu en revenant chez moi cet après midi!! ils m’attendaient dans ma boite aux lettres bien tranquilles (mais vous n’y étiez pas, vous …lol). IMPATIENTE de les lire…surtout NARCOSES; mais comme je vais le devorer j’essaie de tenir encore un peu 🙂 bisous!!

    Réponse

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