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Les terrains fractals de Ken Musgrave

                                       Breakin In – Dell

Dans la série : « je rédige inlassablement l’encyclopédie du petit fractaliste », hermétique et méritoire opus d’autant plus ambitieux qu’il n’est pratiquement jamais lu, je me devais d’aborder le cas Ken Musgrave.

Il est en effet des gens « faussement célèbres » que personne ne connait mais qui marquent pourtant l’histoire des arts graphiques car leurs inventions sont devenues des « noms communs ». Ainsi en est-il, entre autres, de Perlin, de Pythagore, de Voronoï, de Bézier

Ce dernier, sur la vie duquel je reviendrais, était un ingénieur français de chez Renault qui mit au point les courbes du même nom, pour pouvoir dessiner plus facilement des carrosseries de voiture ! Courbes vectorielles déformables à l’envi, chantres des outils « plume » de tant de logiciels de dessin, avec leurs inextricables « fils à la patte » qui collent à la souris, dont il semble impossible de se débarrasser et qui agacent tant les débutants. Quel logiciel graphique ou de 3D n’utilise pas aujourd’hui les courbes de Bezier ?

Le premier artiste fractal

Des stars dont on ne connait que le nom… Ainsi en est-il de Ken Musgrave (16 septembre 1955 – 14 Décembre 2018). Forest Kenton Musgrave (cours, cours…) – Docteur Ph.D qui fut élève en 1993 à Yale de Benoit Mandelbrot lui-même, qui n’hésitait pas à qualifier son élève doué « d’authentique et premier artiste fractaliste », suite à ses premières synthèses de paysages grâce aux fractales qui venaient d’être découvertes…

Je découvrais son nom la première fois en utilisant le logiciel Bryce. Génial soft 3D orienté génération de paysages, et Musgrave était le sobriquet d’une collection de réglages de texture. Parmi tant d’étrangetés rencontrées dans ce nouveau monde 3D, c’était comme çà : Pourquoi se poser des questions, après tout ? Avant de réaliser bien plus tard qu’il y avait des hommes derrière les algorithmes ! Pour les puristes, on appelle ces textures des « modèles ontogéniques » : beaucoup d’entre-eux sont basés sur le mouvement brownien, plus exactement le « fractional Brownian motion » (fBm)… Et effectivement, Ken Musgrave participa à l’aventure de Bryce en développant les premiers algorithmes génératifs. Qui furent améliorés par Eric Wenger pour aboutir à la sortie de Bryce sur Macintosh en 1994…

Ken créa ensuite Mojoworld, un OVNI que j’ai eu le privilège de faire tourner, et qui était capable de générer des paysages et des mondes inconnus avec un niveau de détails à l’échelle planétaire, à coup de réglettes ! Il fut le dirigeant pendant dix ans de sa société Pandromeda qui tenta (en vain) de commercialiser ce logiciel extraordinaire. Avant de se retrouver « Directeur design industriel et interfaces » chez Dell, à Austin – Texas (personne n’est parfait) où je dégottais l’un de ses rares portraits grâce à l’interview qu’il donna au site Breaking In.

Encore aujourd’hui, on retrouve son nom dans nombre d’applications graphiques (Cycles 4D, Blender…) et jusque à Hollywood puisque ses algorithmes révolutionnaires ont servi à générer certains décors des films Titanic, Apollo 13, Dante’s Peak, ou The Lawnmower Man… Il est aussi le coauteur d’un ouvrage de référence, maint fois réédité, « Texturing & Modelling – A procedural approach ». Pour avoir un aperçu de sa prose, je vous ai trouvé l’un de ses autres ouvrages, en .pdf : Methods for Realistic Landscape Imaging. Ne me remerciez pas…

Archéologie

Il me fallait en apprendre plus… Je n’aime rien tant que ces plongées dans le passé, à la recherche du fractaliste perdu, quête qui s’apparente à l’archéologie tant la consultation des archives (tout vieillit si vite sur Internet) est fascinante. Ainsi, voici l’un des rares site qui survit à propos de Musgrave.

J’ai lu quelques-uns de ces sites web « à l’ancienne », riquiquis, bourrés de séparateurs et de boulettes bariolées inutiles, de gros boutons vaguement dégradés ou transluscides, du plus parfait mauvais gout.

Des sites « fossiles » qui étaient pourtant le top de la technologie d’époque (il y a dix ans ?), n’en doutons pas,  jusqu’à ce que leurs auteurs, eux mêmes vieillissants, dégouttés par la concurrence déloyale de Facebook, ne voient la fréquentation de leur site s’effondrer et se retrouvent avec des milliers de pages obsolètes, des menus et une arborescence superfétatoire et autant de liens codés « en dur » et intraduisibles aujourd’hui sans un travail de titan. Ces sites se retrouvent donc là, abandonnés au soleil de l’Internet, sans que jamais plus personne ne revienne s’étendre dans leurs pages, au bord de l’amer… On y pêche pourtant quelques perles…

« I predict that, 200 years hence, Ken Musgrave will rank among the great artists of history, and as a pioneer in the genre of algorithmic art ».
Wayne Paulson

Dans cette mouvance, et pour en apprendre plus, je ne saurais trop vous conseiller la lecture (bourrée de références, chiffres et autres notes de bas de page illisibles) de l’article Wikipedia qui est consacré à Ken Musgrave ainsi que ce qui reste de son site personnel

Algorithmes et textures de bruit

Pourquoi avoir créé ces textures, à grand coups de mathématique ? Le but est toujours le même, comme nous l’expliquions dans le billet consacré à Perlin : générer la complexité à partir de formules très simples, répétées un grand nombre de fois, économisant ainsi d’autant les ressources disponibles. Exactement ce que fait la nature ! Et j’y trouve une hypocrite justification à ma passion des fractales : c’est la science des feignasses !

Musgrave est donc partout. Par exemple, certains ce sont cogné la modélisation de toutes les textures de « bruits » disponible dans Cinema 4D. Ainsi, un certain Zeljko Grgic (mais çà se soigne) nous offre cette fort reposante animation en forme de savon de Marseille (ou de cuisson de la polenta) : On y retrouve bien sûr Musgrave, sous forme d’un pudique bruit fBm…

Mais dans d’autres logiciels de 3D, sous Blender par exemple, Musgrave est cité sous son vrai nom, dans l’éditeur de matériaux procéduraux ou sous forme de textures de déplacement. On trouvera toutes les variantes et exemples disponibles dans le manuel de Blender.

Sans trop pousser le bouchon, j’ai donc modélisé à mon tour quelques unes de ces combinaisons de bruits, en forme de paysage, avec par souci d’homogénéité, le même genre de texture savonneuse que vue plus haut (diffusion sous-surfacique – SSS) : çà fait plus savon !

Bryce

Mais revenons à Bryce, logiciel pour lequel ces algorithmes furent créés originellement. Ci-dessous une illustration de Ken lui-même, d’un mauvais gout exquis, tirée du fantôme de son site mais qui était pourtant le nec plus ultra de l’mage de synthèse, avancée considérable dans ces années 70 – 80…

Pour les besoins de cet article, j’ai dû réinstaller une version de Bryce (sous l’affreux Windaube) et importer les presets d’époque. J’ai donc exhumé les terrains créés par Ken Musgrave à cet effet. On y retrouve les classiques algorithmes fractals : multiridged, fBm (fractional Brownian motion), etc.

J’ai essayé de reproduire le mauvais gout – brut de logiciel – de l’usage de ces formes qui, rappelons le, nous satisfaisaient pourtant pleinement en ces époques héroïques ! Tout le monde était snobé par le réalisme de nos rendus… Tout augmente… 🙂

Toutefois, avec un peu de pratique (et beaucoup de travail), on obtenait des paysages plus convainquant. Souvenirs (snif) : Voici quelques images réalisées à l’époque avec Bryce et, entre autres, les algorithmes de Ken Musgrave… Et pour beaucoup d’entre elles (en les revoyant aujourd’hui), en toute naïveté 🙂
On clique une fois et on navigue avec les flèches du clavier ; et on s’extasie : Ooooooh !

 

 

Publié le Juin 18, 2022

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