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Par hasard… Exposition à Marseille.

Du 18 octobre 2019 au 23 février 2020 avait lieu en notre bonne ville de Marseille une exposition consacrée au hasard.

Une affiche moche et confuse, comme de juste quand il s’agit d’annoncer ce style d’exposition d’art « conceptuel », mais sujet vaste et forcément riche de promesses pour qui s’intéresse à l’art génératif et aux fractales qui traduisent souvent cette notion de hasard.

Bref, prenant mon courage à demain (et mon taureau par les cornes), je dirigeais résolument mes pas vers les hauteurs du quartier du Panier et de la Vieille Charité, site superbe où l’exposition était déployée chronologiquement dans les quatre salles et la chapelle.

Quand Victor Hugo et Georges Sand faisaient des pâtés…

Etant enfants, nous nous sommes tous amusés (lors des cours interminablement chiants des collèges et lycées)  à gribouiller au hasard sur une feuille blanche pour tenter ensuite d’y lire des figures, des scènes, de la même façon que, le regard perdu dans les nuages, on peut imaginer d’épiques représentations… Dans son Traité de la peinture, le grand Léonard de Vinci (1452-1518) tenait déjà ces propos :

«si tu regardes des murs souillés de beaucoup de taches, ou faits de pierres multicolores, avec l’idée d’imaginer quelque scène, tu y trouveras l’analogie de paysages au décor de montagnes, rivières, rochers, arbres, plaines, larges vallées et collines de toute sorte. Tu pourras y voir aussi des batailles et des figures aux gestes vifs et d’étranges visages et costumes et une infinité de choses, que tu pourras ramener à une forme nette et compléter»

C’est ainsi que l’écrivain (non, je n’écrirais pas « l’écri-vaine »…) Georges Sand développa en 1874 une technique de création originale qu’elle appelait dendrite ou « aquarelle à l’écrasage ». Elle étalait au hasard de la peinture sur une feuille puis en écrasait une autre par dessus pour obtenir des taches aléatoires, comme le ferait plus tard le psychiatre Hermann Rorschach pour interpréter notre inconscient… Mais Sand allait plus loin et, se laissant guider par son imagination, complétait certaines de ses « dendrites » pour en faire des aquarelles tout à fait « académiques ». Quelques-uns de ces dessins ouvrent l’exposition…

© Musée de la Vie Romantique / Roger-Viollet

Son contemporain et confrère en littérature, le géant Victor Hugo (1802-1885) utilisait une technique similaire, projetant sur le papier de l’encre mais aussi du café noir ou de la suie. Proches de sa fascination pour « l’au delà » et le spiritisme, ces taches étaient ensuite prolongées par la main de l’artiste en châteaux, monstres, personnages…

Comment ne pas entendre à ce moment ces mots de Hugo, tirés de « l’homme qui rit » – 1869 : Sous de certaines souilles violentes du dedans de l’âme, la pensée est un liquide. Elle entre en convulsions, elle se soulève, et il en sort quelque chose de semblable au rugissement sourd de la vague. Flux, reflux, secousses, tournoiements, hésitations du flot devant l’écueil, grêles et pluies, nuages avec des trouées où sont des lueurs, arrachements misérables d’une écume inutile, folles ascensions tout de suite écroulées, immenses efforts perdus, apparition du naufrage de toutes parts, ombre et dispersion, tout cela, qui est dans l’abîme, est dans l’homme.

Et puis… tout à merdé !

Au siècle suivant, les surréalistes utiliseront aussi ces techniques pour générer des formes aléatoires. Par exemple, le médecin suisse Justinus Kerner, artiste et spirite, invente la « Klecksographie » qui utilise la technique des dendrites.

Cette première salle expose les travaux similaires des photographes Man Ray, Brassaï, du peintre Edgar Degas et ses monotypes, des poètes Henri Michaux, Francis Picabia (lui, il a vu la Vierge…) et de l’humoriste Marcel Duchamp avec ses « stoppages étalon ». Incontestablement, à l’époque, « c’était de la bonne »…

Je récupérais quelques instants sous une voûte, les yeux clos, afin de chasser la migraine qui venait de me gagner. Toutes ces taches… Mais les encadrements en bois sont très beaux…

Je ne suis pas contre ces tentatives pour faire surgir l’ordre du chaos grâce au hasard. C’est même la démarche propre à certains processus de création d’images fractales. On laisse le logiciel proposer une première forme et ensuite, à coup de prudents réglages, on dirige l’illustration en fonction de ce qu’elle nous évoque. Une façon de faire « à l’envers » qui est grandement encouragée par toutes les fonctions « random » des logiciels comme dans Mandelbulb 3d, JWildfire et bientôt Mandelbulber. Il suffit d’un clic pour obtenir une infinité de variations du motif de départ, à s’y perdre, jusqu’à fixer son choix ce qui devient de plus en plus difficile à mesure que le nombre de variations augmente. Force est de constater qu’à ce moment l’artiste ce n’est plus vous mais le logiciel. Et le hasard… Vous n’êtes plus l’acteur de votre oeuvre mais son spectateur…

C’est de cette façon que j’ai créé les tableaux « Flamingo » et « Colibri » sur Apophysis. J’ai abandonné depuis cette façon de faire pour vraiment « prendre les commandes » des logiciels et leur faire produire ce que j’ai décidé et non l’inverse. Un processus considérablement plus difficile et plus long mais, à mes yeux en tous cas, représentant plus de « valeur ajoutée ».

En quittant cette salle des tâcherons, je m’interrogeais au passage sur la quantité de gardiens qui maraudaient, inquisiteurs, en nombre plus grand que les taches qu’ils surveillaient en louchant. Mais cela s’explique par les 50 ans de « clientélisme à la marseillaise » : il faut bien trouver à occuper ces 2 trillions « d’employés de Mairie »…

Hasard, fins renards et démerdards…

Avertissement : je suis conscient que cet article va profondément déplaire aux férus d’art « abstrait », s’ils me lisent (écouter l’interview du Commissaire de l’exposition, plus bas 🙂 ). En matière d’art, en effet, je suis totalement réactionnaire. Question d’atavisme. Issu d’un longue lignée d’artistes, j’ai appris à discriminer le beau au sein du chaos et considérer que pour qu’il y ait « oeuvre » il faut du travail, de l’expérience, du « métier », de l’authenticité (au contraire de l’imposture) et certainement, du talent. Ainsi je ne tiens pas pour artistique ce que tout un chacun serait capable de reproduire dans l’instant avec un rouleau à peinture ou un balai à chiottes. Vous voyez que pour combler ce fossé culturel, il y a du boulot ! Mais les dégoûts et les couleurs…

Mais tout de même, il n’y a qu’en peinture et, dans une moindre mesure, dans la sculpture ou la chorégraphie, qu’on a pu assister au fil des ans à une telle décadence, à de telles impostures et absurdités ; bref : à une telle chienlit ! Tandis que les musicos en bavent toujours autant pendant des années avec leurs 7 clés, leurs anches qui couinent et leurs archets qui grincent, des hurluberlus prétendent révolutionner les arts visuels en deux coups de cuillère à pot de peinture industrielle, ou avec de la colle, des ciseaux, des presses mécaniques ou en faisant les poubelles…Voire en se clouant les testicules sur la Place Rouge de Moscou pour faire écho à l’actualité…

Mais revenons à notre exposition. Après les taches, déchirures, pliures et autres giclures, voici la peinture… Avec, c’est vrai, du point de vue spéculatif, une belle collection d’oeuvres.

Pierre Soulages, le « peintre du noir » qui a eu le génie de soulager diverses municipalités de substantielles subventions pour des oeuvres constituées essentiellement de bandes noires sur noir… Mais c’est « Le chat » de Philippe Geluck (artiste véritable doté, lui, d’un véritable humour) qui résume le mieux son oeuvre :

Mais le peintre n’a pas fait que broyer du noir puisque ses tableaux se sont arrachés et s’arrachent encore pour des sommes folles… Le 15 novembre 2018, « Peinture 186 × 143 cm, 23 décembre 1959″ s’est vendue à 9,2 millions d’euros, à New York Soulages devenait ainsi le premier artiste français vivant à dépasser la barre symbolique des dix millions de dollars, intégrant ainsi un club très fermé. Le 27 novembre 2019, sa toile, « Peinture 200 × 162 cm, 14 mars 1960″ s’est vendue à 9,6 millions d’euros à Paris, surpassant le précédent record. On est content pour lui… Je quittais néanmoins cette salle avec soulagement. Tâchons de rester positif ! Mais hélas, le pire était à venir.

Du côté des « installations », Niki de Saint Phalle avec ses habituels petits kk en plastoque, moches et névrosés. César et ses compressions de mousse expansée ou de ferrailles. Les papiers déchirés de Jean Arp, les dépotoirs de Kurt Schwitters qui ramasse des détritus. Ses tableaux restituent les enchevêtrements chaotiques d’un grenier, d’un tiroir mal rangé ou d’une décharge… Et même Arman qui « fait les poubelles » (sic)

Je reste un moment interloqué devant un amas de déménageurs : des cartons ondulés, certains pliés, collés au mur, d’autres montés en cubes et parallélépipèdes, que la patine des ans au gré des expositions a paré de brun acajou comme dans les tombes des pharaons. Un effet que l’artiste n’avait sans doute pas prévu que ce trésor de « Tout en Carton »…

Le « mouvement » Gutaï

Mais c’est la dernière salle «Brisures au hasard» qui est la plus douloureuse pour l’honnête homme… Elle présente entre autres le fameux « dripping » de Jackson Pollock dont nous avions déjà parlé sur ce blog.

« Ma façon de peindre résulte de la croissance naturelle d’un besoin » (sacrée constipation, en effet). Pollock peint à même le sol (ou pendu au dessus). « Il ne considère plus la toile comme surface, mais comme un tapis de sol qu’il foule aléatoirement, au gré d’une danse chamanique ». C’est cela…
De mon point de vue, quelles que soient les surcouches intello-cul-cul dont on veut bien habiller son oeuvre, Pollock : c’est moche !

Blue Poles, Number 11. Jackson Pollock

 

Mais je tombais bientôt en arrêt devant une toile énorme, d’apparence « pas sèche » : le pompon ! Issue du « mouvement Gutaï » des années d’après guerre au Japon, patinée par Kasuo Shiraga, un peintre « pédestre » (qui se roulait aussi dans la boue, indique la notice)Une oeuvre « sans titre » réalisée ici même, dans la chapelle de la Vieille Charité, pendant l’exposition «Japon art vivant». Pauvres nippons : en plus d’Hiroshima et de Nagasaki, je ne sais pas ce qu’on a pu leur balancer sur la gueule pour provoquer de telles mutations !

Sans titre. Shiraga Kasuo

Couleur crise de gastro, normal. Tout petit déjà, j’avais découvert sur les palettes de mes parents peintres qu’en mélangeant toutes les couleurs on obtenait ce joli « marron-caca »…

Mais, c’est précisé dans la légende, c’est « peint avec les pieds » (sans rire) pour « désactiver les automatismes de la main ». Pas de danger : ce type ne peindra jamais comme Delacroix, même avec ses mains ! Mais après tout, quand il s’agit de moquer les critiques d’art, on a bien fait peindre l’âne Boronali avec sa queue…

Toujours est-il que j’imagine bien la scène : un mix de capoeïra et de boxe thaÏ, dans une mouvance d’éleveur breton en dérapage contrôlé et bottes en caoutchouc au milieu d’un préau luisant de lisier…

Je ne suis pas contre l’abstraction et m’y essaye, à l’occasion. La manipulation des fractales s’y prête comme ci dessous le tableau « Apocalypse« , de la collection « Tribal ». Mais j’y mets comme prérequis une certaine rigueur esthétique, du sens, et un minimum de travail et donc de respect pour ceux qui acquièrent mes oeuvres.

Certes, les chartes de couleurs parfois se rejoignent mais je ne peux pas lutter avec les autres diarrhées, c’est sûr…

L’exposition se poursuit avec parfois des découvertes divertissantes comme les oeuvres d’ Yves Klein. Qui colle des femmes nues enduites de peinture bleue sur la toile. C’est bon çà ! J’ai toujours aimé l’art cochon. Suffit de pas s’emmêler les pinceaux, c’est tout.

Nous revenons aux algorithmes avec François Morellet qui dès 1950 élabore ses toiles selon des règles mathématiques. Une formule de calcul définit l’emplacement des lignes dans l’œuvre. Dans la série exposée « 10 lignes au hasard », les graphiques sont exécutés à partir d’une interprétation codifiée des chiffres d’un annuaire téléphonique.

« J’ai cherché à montrer que ce qui compte dans une œuvre d’art, ce ne sont pas les détails de la composition (l’emplacement d’une ligne ou d’un carré), mais la règle du jeu, le système utilisé […] si l’on divise un carré blanc en vingt cinq carrés égaux et qu’on place dans cette grille deux carrés noirs, au hasard, ça sera « beau », quel que soit l’emplacement de ces carrés noirs. Il me fallait, pour alimenter mon hasard, une suite de chiffres quelconque, mais connue (pour qu’on ne m’accuse pas de tricher) : j’ai choisi les chiffres de pi, soit 3,1415926 etc. Le résultat m’a paru et me parait toujours convaincant ».

Bon, c’est encore assez « perché » mais je dois reconnaître que graphiquement, c’est juste : c’est « beau ». les processus choisis par l’artiste se rapprochent en effet beaucoup des fractales qui m’occupent…

A la porte de La Chapelle…

Eins, un, one. Robert Filliou. Musée d’Art Moderne et Contemporain de Genève.

Direction « la Chapelle » pour la dernière installation. Ah ! L’entrée du bâtiment est bâchée. En travaux. Malin : en pleine exposition… #noussommesmarseille… Tssss… Puis, je réalise mon erreur : la bâche bariolée EST une oeuvre ! Une « installation » inédite d’Adrien Vescovi représentant… Mais un long discours vaut mieux que quelques mots :

Je pénètre dans le Saint des Saint. Sublime architecture, magnifique lumière tamisée et… On se retrouve dans une piscine à balles ! sur le sol, 16 000 dés jetés au hasard et dont toutes les faces sont des « 1 ». Marrant. Une installation de Robert Filliou (sacré filiu aussi, celui-là…)
Un service d’ordre maussade est présent : s’agirait pas de se faire piquer un dé, l’oeuvre en serait changée ! C’est çà le truc :

Eins, un, one… 16 000 dés, soit 96 000 faces, toutes affichant le seul et même résultat : « un ». Quelles que soient les règles du jeu, quels que soient les joueurs, le résultat sera toujours le même. Et la quantité de dés ne change rien. Elle donne tout simplement une dimension vertigineuse au phénomène. D’ailleurs, les modalités d’exposition de Eins, un, one… peuvent changer d’un événement à l’autre. Les dés peuvent être jetés de façon aléatoire, montrés sous la forme d’un mandala de neuf mètres de long, voire distribués au spectateur, « un » par « un ». 

Sur le mur d’en face, une grille monumentale de cubes de couleurs moches. Mais il s’agit d’une oeuvre distincte de la précédente : un panneau de Gerhard Richter composé de milliers de cubes disposés aléatoirement, de couleur industrielle (genre MJC de Sarcelles des années 70)… Une espèce de nuancier Pantone de mauvais goût, en bordel et qui jure – grave – avec l’architecture de la Chapelle. C’est de l’art ! Je ressors, hébété…

Finalement je me demande si le vrai chef d’oeuvre n’est pas le contenant plutôt que le contenu. Cette « Vieille Charité » construite en pierre rose et blanche de la carrière de la Couronne par le génial sculpteur et architecte marseillais Pierre Puget en 1671 pour « enfermer les mendiants et les gueux »… J’en suis même certain en m’éloignant de la chapelle centrale et de son dôme en ellipse.

Oui, l’art interpelle : j’avais la nausée en sortant. Pour de vrai. Saoul comme un cochon ! Et l’on apprend que l’exposition se poursuit sur le même thème à la Friche de La Belle de Mai, toujours à Marseille avec cette fois les oeuvres d’artistes vivants. Bigre !

Je vais y aller… Mais je vais un peu me reposer les yeux, avant…

Publié le Fév 18, 2020

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