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Voyage aux Indes Orientales

Première partie : de Bali à Komodo

Au royaume de Baruna

COUCHERUn immense jeu vidéo apparaît dans le hublot du DC 10 de la Garuda : Changui Airport ; nous survolons Singapour, notre deuxième escale après Abu Dhabi

– Pas tarder à avoir les guitares en fusil de chasse ! déclare Didier tout en partant d’un rire immense et communicatif. Il faut traduire qu’après 16h de vol, il a les jambes raides, ankilosées…

Didier Mias est en effet une espèce de Michel Audiard des tropiques, pratiquant en tous lieux un argot des plus crapuleux, souvenir de son adolescence à Créteil qui, s’il n’est pas toujours agréé par les « amis de la poésie », a du moins le mérite de détendre l’atmosphère quelque soient les péripéties d’un voyage.

– Encore 8 h pour Djakarta, 1h pour Bali et on pourra mettre la viande dans l’torchon, reprend Didier hilare. Après 20 ans de plongées et de voyages, la passion brille toujours intacte dans les yeux de cet expatrié qui s’est fait une spécialité du Sud-Est asiatique. Nous avions déjà vécu ensemble, il y a quelques années, une aventure extraordinaire aux Maldives, « l’expédition Shavihyani ».

Spécialiste des croisières découvertes, déjà implanté aux Maldives et en Thaïlande, Didier a décidé cette fois, de pousser encore plus à l’Est, dans une Indonésie pratiquement inexplorée des plongeurs. Parti en reconnaissance pour roder une destination proposée plus tard aux Tour Operators, je ne me doutais pas encore que j’allais faire la croisière la plus fabuleuse de ma vie de plongeur…

Au dessus du volcan

SCULPTUBali ! L’île des Dieux… Après un voyage sans histoire, de tout de même 25 h, sur la Garuda, compagnie nationale indonésienne qui dessert tous ces pays où le soleil se lève plus beau, nous prenons notre première bouffée de tropiques.

Bali, qui mériterait à elle seule le voyage. Réserve sous-marine de Kilimano. Rizières étagées, coiffées en brosse, temples luxuriants, peuple d’artistes sculptant encore aujourd’hui la lave et les bois rares dans la tradition Hindouiste. Pays du Karma, des crémations en fanfare et dans la joie tandis que l’âme rejoint un nouvel être vivant, pour une autre existence…

On nous a concocté pour le premier jour un petit programme de remise en jambe… Tout commence par la descente en raft des rapides de la rivière Ayung, au milieu des cathédrales de fougères arborescentes. Des martins-pêcheurs en plumes de fête y virevoltent, s’imprégnant des couleurs d’arcs-en-ciel nés de l’explosion des eaux sur les orgues de basalte. Suivra l’escalade du volcan Batur (1800m), pour aller vérifier, à bout de souffle, que l’haleine soufrée de la terre profonde se marie bien aux nuages…

Nous retrouvons enfin le somptueux village-hôtel Intan Bali, pour un sommeil déjà habité de souvenirs rêveurs, que même le décalage horaire ne saura troubler.

La rivière océane

lagonUn saut de bimoteur au-dessus des atolls et une mauvaise piste se coulant dans les bananiers nous amènent au petit port de Sapé, dans l’île de Sumbawa, où nous attend le Komodo Plus, notre base flottante pour les jours à venir.

Cap à l’Est, dans le sillage de nos premiers dauphins… Comme un mirage flottant sur la mer, l’archipel de Komodo apparaît à l’horizon, dans un camaïeu de bleus. Autour d’un vieille carte marine, Didier est en grande conversation avec « Man », le navigateur. Il s’agit de déterminer un site de plongée pour aujourd’hui. Tâche épuisante sur un territoire marin grand comme la France où bien peu ont plongé un masque ! Il est question de passes, d’écueils, de courants, bref de tirage au sort. Mais je fais confiance à Didier, qui n’a pas son pareil pour approcher la faune marine et faire surgir le « gros » des abysses.

Bientôt l’île de Rinca nous domine de toute la hauteur de ses falaises volcaniques. Des grottes immenses en percent la base, habitées d’oiseaux de mer tournoyant, se prenant pour des chauves-souris. Une longue houle s’y engouffre, faisant naître à des centaines de mètres de là de longues gerbes d’écumes par autant de trous cachés : elle souffle cette île-baleine !

Nous piquons résolument sur la falaise. Il semble que le bateau va s’échouer quand, au détour d’un piton, une étroite passe se révèle : la mer continue à l’intérieur de l’île ! Le faible tirant d’eau et l’habileté de l’équipage nous permettent de nous faufiler dans ce tortueux détroit de Koolé. Le canyon s’élargit bientôt en des berges couvertes de mangroves. Ici sont signalés des crocodiles marins. Considérés comme les plus dangereux du monde, ils peuvent atteindre 7m de long. Les rives ornées de jungle défilent, tandis que des hauts fonds clairs et sculptés apparaissent par endroits. Ce n’est plus l’océan mais un fleuve marin : nous remontons une Amazone au lit de corail !

L’eau devient noire, profonde. Les sommets s’écartent et remontent au ciel ; nous sommes dans le chaudron du diable : un cratère oublié, rempli d’eau salée…

– La bas !.. Regardez !

Au bout du doigt tendu, un dos interminable, gris, huileux, surgit lentement de la mer et fait la roue… Ce n’est pas un requin ; c’est trop grand pour un dauphin… Un autre surgit, à l’opposé. Il faut nous rendre à l’évidence : ce sont des orques, ou plus sûrement des cachalots ; des baleines dans la jungle !

Mais quel est donc ce pays onirique où nous venons d’entrer ?

Bientôt, une porte étroite gardée par deux pics de lave nous restitue l’océan sans limites. Dans l’épaisseur des strates de roche, on lit toute l’histoire convulsée de la région, haleine statufiée de terre profonde, sentinelles erratiques de volcans aujourd’hui engloutis. Au creux des vallons pelés, là où l’eau d’infiltration rejoint la barrière salée, s’épanouissent de luxuriantes oasis. Domaine des varans géants, excellents nageurs dont nous reparlerons…

A l’approche du piton l’eau est de couleur indigo : pas de fond en vue. Le rocher s’enfonce verticalement. Un site à requins… En tenue, nous sommes prêts à sauter quand Didier, par gestes, fait signe au pilote d’approcher encore…

– Ouais, pas envie de se faire bécqueter ! déclare-t-il soudain, sérieux. Je croise son regard : nous nous sommes compris.

Les bulles de notre chute ne sont pas dissipées que nous nous retrouvons le dos au récif. La mer verte est constellée de plancton, et la visibilité ne dépasse pas 10 m ; pas de requins en vue : nous descendons…

Au pays des morilles bleues

Poisson articulé dans une crinoïdeAu bas du premier cran, une famille de gros napoléons virevolte, à la limite de notre univers flou. La roche est un vitrail : éponges, gorgones, alcyonnaires, crinoïdes rivalisent de pastels et de fluos, occupant tout l’espace disponible. A -32 m nous provoquons la fuite d’une tortue qui brasse laborieusement vers la surface. Une raie tachetée nous montre ses jupons et disparaît dans les lointains de jade.

Un gros oursin venimeux joue au mikado avec ses longues aiguilles roses et mauves. Suffisamment rare pour mériter une photo, nous l’inondons du feu croisé de nos flashs quand, soudain, une stridulation aiguë, une mélodie semble jaillir de l’épaisseur même de l’eau. Le chant du monde ! Les baleines sont là, quelque-part autour de nous qui communiquent… L’esprit de Baruna, Dieu Hindouiste de la mer semble souffler ici. En fin d’autonomie, nous émergeons abasourdis, émus, de ce bain de musique indéchiffrable.

Une autre plongée de hasard nous mène dans une vaste arène par 20m de fond. Un cirque d’eau transparente avec poissons-clown et balistes bleus. Le ressac important nous promène d’une attraction à l’autre : ici, une énorme murène baille ; là, une loche tachetée d’au moins 150 Kg détale d’un coup de queue. Une vaste grotte festonnée de gorgones blondes nous abrite du courant. Des milliers d’alevins rivalisent d’éclats d’or et d’argent dans les buissons d’alcyonnaires pourpres.

Chassés par nos bulles, des crinoïdes se détachent des voûtes armoriées et descendent en parachute, d’une gracieuse pulsation de plumes, en un mouvement appris il y a plus de 35000 ans. Sur le sol sont plantés de curieux spongiaires bleus nuit qui ressemblent à des morilles, à la couleur près.

Là-haut, le soleil va se coucher. Les bancs de poissons s’affolent. Le mouvement s’accélère : les prédateurs remontent des profondeurs pour un festin nocturne. Sarabande étincelante. Le courant s’inverse, comme pour jeter un voile de plancton sur l’holocauste alimentaire. Toute visibilité s’annule et, comme un fondu cinématographique, signe la fin de cette plongée…

Nous levons l’ancre. Au sommet d’une montagne derrière laquelle se lève la pleine lune, un daim se découpe à contre-jour, comme pour nous dire au-revoir…

Dévoré par les dragons !

A l’aube, nous sommes en vue de l’île principale de Komodo. Une impression de matin du monde ; de grands cônes de cendre noire accouchent de plages de sable blanc ; volcans érodés que l’eau rougissante fait revivre dans l’éruption du jour naissant. Les grands palmiers Lontar, longilignes, se découpent sur les hauteurs, parodie de tropique. Ambiance secondaire : un paysage à dinosaures.

Nous débarquerons demain…

« … Disparition du baron Rudolf Van Biberegg, citoyen suisse de 62 ans parti en randonnée dans l’île de Komodo (Indonésie). Le corps n’a pas été retrouvé. Les autorités locales, suite à la découverte de son appareil photo brisé et maculé de sang ont conclues qu’il avait été dévoré par les varans géants… »

Cette dépêche qui fit le tour des rédactions le 18 Juillet 1979, vint redonner un coup de projecteur macabre sur cette région du monde et sa faune étrange, décrite pour la première fois en 1912. C’est en effet ici que subsistent les plus grands varans de la planète. Pesants 150 kg pour une taille courante de 3m, ils peuvent vivre plus de 100 ans !

Les premiers découvreurs rapportent que les habitants avaient l’habitude d’offrir des sacrifices à ces monstres. Dans la paillote des gardes figure en bonne place la plaque commémorative de feu Monsieur le Baron. On peut se demander si cette disparition accidentelle n’a pas été montée en épingle, providentiel sacrifice sur le nouvel autel du tourisme…

Et pourtant, en 1987, un enfant est dévoré sous les yeux des siens, sur l’île proche de Rinca. Capturée, la bête, qui est strictement protégée, a été déportée sur l’île de Florès, d’où elle s’est empressée de s’enfuir à la nage ! Une femme a été également mordue récemment, ici même.

La chaleur, déjà écrasante, fait vibrer la piste d’herbes sèches. Voilà une heure que nous progressons en silence, attentifs à ne pas déranger les cobras cracheurs qui abondent ici. Soudain, au détour d’une souche, une forme massive s’est soulevée de terre : un varan !

J’épaule l’arme dérisoire du chasseur photographique : le téléobjectif de 300 mm. Un monstre d’écailles grises, qui semble sorti du roman de Conan Doyle « Le monde perdu » s’approche. Les griffes crochées dans la poussière, d’une démarche souple et massive à la fois, il grossit dans le viseur. A intervalles réguliers une longue langue jaune, bifide, jaillit de la gueule énorme. C’est l’organe de l’odorat qui est extrêmement sensible, capable de repérer des proies à plusieurs kilomètres. C’est d’ailleurs cette »flamme » devant la bouche qui passe pour être à l’origine du mythe chinois du dragon.

Varan de KomodoTrois autres Varanus Komodiensis sont apparus. Ils ne sont plus qu’à dix mètres. Ils semblent habitués à l’homme, mais comment savoir s’ils ne sont pas simplement habitués à son goût ? Les gardes se tiennent prêts à intervenir avec de longs bâtons fourchus. Les varans géants chassent en bande et sont capables de pousser des accélérations à 30 km/h sur plus de 100m. On les a vus terrasser des daims, des cochons sauvages, et même des buffles d’eau ! Comble d’horreur, leur salive est tellement empoisonnée de bactéries qu’il leur suffit parfois de mordre une proie avant de la suivre pendant des jours, tandis qu’elle agonise. Je ne peux m’empêcher de repenser au Baron suisse…

L’odeur repoussante des reptiles nous environne : il est temps de se faufiler dans un enclos surélevé ; dans ce zoo naturel, c’est l’homme qui est en cage ! A nos pieds, une quinzaine de dragons sont arc-boutés en des postures dinosauriennes : ils attendent le petit déjeuner. En l’occurrence, une chèvre sacrifiée à coup de machette. La sauvagerie se déchaîne, inéluctable. Dans un silence impressionnant, seulement troublé par des craquements d’os et des clapots d’entrailles, les varans entremêlés se frayent un chemin dans la chair, presque une nage au ralenti. Dix minutes plus tard, il ne reste rien, ni peau, ni cornes, ni sabots. Les dragons se sont redressés, la gueule soulignée d’un sourire sanglant. Un spectacle écrasant, un cauchemar datant d’époques révolues où l’homme n’était pas de cette terre…

Deuxième partie : de Komodo à Florès

Le seigneur des eaux

Bleues, vertes et dorées, les carangues foncent comme des bombes, zig-zagant dans les trois dimensions de cet espace liquide à la clarté infinie. Un couinement répété sur ma droite : Didier Mias qui imite « le cri de la carangue blessée ». Aussitôt, c’est la ruée de dizaines de poissons venus pour l’embrasser…

Cet îlot de Tatawa, constitué de blocs réguliers de basalte, ressemblerait à un château écossais en ruine si ce n’était la température ambiante de 35 degrés ! Un roc de plus dans ces poussières d’îles d’Indonésie que nous avons décidé d’explorer. Des courants contraires s’y enroulent comme des serpents, créant par endroits des vortex tourbillonnants. La mer en ébullition…

Sous la peau du diable

A 42 m sous la surface, une force invisible s’empare soudain de nous. Le courant plonge vers le fond ! Prudemment, nous refluons à l’abri du tombant. Les énormes balistes, et même cette tortue qui nage dans le lointain, semblent se jouer de ces flux de marée. Sur la roche même, des colonies d’alcyonnaires blanches et jaunes luttent avec les Acropora à pointes roses, intacts. Couleurs rares… Nous sommes les premiers à plonger ici !

Ce matin, nous nous sommes réveillés devant un village musulman sur pilotis. Les prahus à balanciers semblaient double sur leurs reflets de mer dorée. Muezzin et coqs rivalisaient de vocalises sur fond d’odeur de poisson séché…

Sur le bateau, le coq ne chante pas. Il agonise en gargouillant sous la machette, annonçant le curry de midi. Comme les expéditions hollandaises et portugaises du siècle dernier, l’équipage emmène les vivres sur pied !

PirogueA l’arrière, les cages à volaille voisinent avec le compresseur, les lignes de pêche, les sacs de nouilles et de riz, les légumes et les fruits extraordinaires de l’Asie. Cocos vertes, mangues, bananes naines, rambutans, sortes de litchees poilus, goyaves d’eau roses, à la saveur de pomme acide, jacquier dans son écorce d’épines, qui peut peser jusqu’à 30 Kg, durian dont l’odeur épouvantable fait fuir les palais occidentaux et surtout les mangis (mangoustan), qui cachent sous leur écorce violette un fruit blanc à l’incroyable saveur de cerise et de mandarine. Ce voyage est parfait : ici, même les pastèques n’ont pas de pépins !

Une pirogue s’approche, attirée par nos peaux claires. Toute une famille vit autour d’un maigre feu, dans ce qui fut le tronc d’un cocotier. Une voile, patchwork de vieux sacs, un balancier de bambous, quelques cordages, haillons et marmites noircies : voilà toute la fortune de ces peuples de la mer. Quelques mérous et roupies changent de mains puis la barque s’éloigne vers ce qui pourrait bien être la préhistoire…

Le plus grand requin du monde

Nous déjeunons à couple d’une île blanche plantée de grands arbres morts. Des oiseaux noirs crochés dans les branches y ont laissé des fleurs de plumes. Roc étrange, vénéneux, peut-être tueur… Nous achevons de nous étouffer de crêpes aux bananes quand Didier jaillit comme un ressort en criant la bouche pleine :

– Hutain ! un rehin haheine !

Au ras de l’eau, contre la coque, avance majestueusement le seigneur de ces eaux : un requin-baleine de plus de dix mètres !  De splendides ocelles noires et blanches constellent son corps de sous-marin bleu dont la puissante nageoire fend la surface comme un périscope affûté…

Saisissant un boîtier chargé, je me glisse fébrilement… dans un bain d’acide ! Tout un macro-plancton irisé mais urticant, celui là même que le requin-baleine filtre dans son énorme bouche. Il a filé, poursuivant un plan de navigation classé « confidentiel ». Seules des méduses mauves pulsent une vie gélatineuse et empoisonnée. J’en serais quitte pour un espoir déçu, et quelques beaux tatouages.

La plongée est à l’image de l’île : désertique. Un désert à l’Indonésienne s’entend : trois races de poissons clowns, turquoise, noir et blanc et vermillon, se partagent les faveurs d’anémones fluorescentes roses, où blanches, épaisses comme des pull-over à cols roulés. Le ciel est tombé dans la mer, avec ses étoiles multicolores. Quelques poissons passent, distraits ou perdus. De gros nudibranches forment une ligne jaune sur un autoroute de sable ridé. A peine si l’on peut jouer avec quelques tétrodons de belle taille. Trois Pteroïs zèbrés ont dressés leur mâts pour une régate autour d’une éponge carmin isolée. On s’ennuierait presque ! Derrière son masque panoramique, Didier affiche une mine consternée : lui, le « chasseur de gros », me voir réduit à faire de la macro-photo…

Des alcyonnaires géants !Nous découvrons alors la plantation. A perte de vue sur une plaine de sable, une forêt de baobabs : des alcyonaires de taille humaine, étalant sur un pied massif leurs choux-fleurs mauves qui sont pourtant des animaux.

Florès ! Nous venons d’aborder sur cette île longue de 350 Km, pour refaire l’approvisionnement à Labuanbajo. Notre présence fait sensation. Partout des rires ouverts sur des dents blanches. L’ananas vaut un franc, la chaleur humaine, un sourire. Qu’avons-nous donc perdu en Occident pour toujours faire la tête ?

La ville de corail

Nous arrivons à Sabolo à la nuit tombante mais l’eau transparente nous aspire. Nous sommes entrés dans la ville du corail. D’incroyables constructions de calcaire baroques forment une architecture vierge de toute brisure qui tranche avec les ruines coralliennes des destinations surexploitées. Rose, bleu, vert : ici, chaque centimètre carré de roche est peint de corail précieux. Un serpent annelé vient aux nouvelles. En bordure du vide bleu, un troupeau de perroquets broute dans un nuage de fumée…

Didier est content : des requins « pointe blanche » sont venus nous renifler les palmes…

Le parfum des cigarettes au clou de girofle envahit le bateau, nous immergeant un peu plus chaque jour dans les visions littéraires de Somerset Maugham. Des papillons sur la mer annoncent les « Seventeen Island » et le village de Riung. Une ligne de mangrove, quelques chapeaux chinois qui se débattent avec de longs filets, plantés dans la boue d’une longue plage : l’envers du paradis.

Le village est à plus d’un kilomètre à l’intérieur de l’île, à cause de la géographie des lieux : trop plat. L’eau semble rare dans ce village boueux. Au pied des cocotiers, de gros trous abritent des crabes violonistes.

Des faces lunaires, couvertes de poudre de riz pour échapper au soleil, se cachent dans des sarongs bariolés. Les indigènes sont pauvres mais toujours souriants, comme de bons perdants à une mauvaise loterie. L’Indonésie est constituée de dizaines de milliers d’îles. Seules, trois mille seulement sont peuplées, principalement autour de Java et Sumatra. Or le gouvernement qui doit faire face à une énorme explosion démographique (l’an prochain, on devra vivre debout à Djakarta !) s’emploie à redéployer sa population vers les îles désertes, non encore colonisées. On dit que cette « déportation » pacifique touche surtout les balinais hindouistes, qu’on envoie sculpter ailleurs, tandis qu’ils sont remplacés par des javanais musulmans…

L’épave oubliée

Nous sommes sur les traces d’une épave. Un croiseur japonais coulé dans les environs, pendant la guerre du Pacifique. Jamais visitée depuis ! Les gardes nationaux en ont bien entendu parler. Elle est là, derrière ce rocher. Un vieil édenté se joint à la conversation : l’épave est de l’autre côté de l’île. Une femme aux seins découragés désigne une autre île, en face. Bientôt, tout le village nous tire par la manche pour nous indiquer « son » épave. Nous reviendrons avec des moyens de détection plus fiables !

Nous quittons Riung – La Désolation, après avoir décliné une visite aux varans sauvages, faute de temps et délestés par les autorités de 20000 roupies pour les renseignements : le pouvoir, ça se paye… Après une escale à Rutong, dans les forêts d’alcyonnaires géantes où se cachent des nudibranches olympiques, nous engageons le bateau dans une navigation délicate entre les chenaux de corail. Survol irréel d’étendues horizontales ; aquarium à fond de calcaire. A Wenbabi, nous avons atteint l’angle droit : brusquement, la mer se creuse, verticale, à plus de 1200m de fond. Les tombants sont munis de longues bouches d’aération : des éponges tubulaires du plus beau mauve, comme je n’en avais vu qu’à Cuba. Pour parfaire l’illusion, un banc de barracudas peu farouches pose, sur fond bleu. Des grottes tentatrices perforent la paroi, habillées de gorgones filaires en spirales ; ressorts soufrés où rebondissent des gaterins ventrus.

Les récifs de Talnguarat sont balayés par des courants puissants qu’annoncent des bancs de dauphins globicéphales. Sous l’eau, l’oeil de Didier pétille : voilà un environnement où mettre à profit ses redoutables cuisses ! Nous suivons à bonne distance pour observer la fuite d’animaux au moins aussi puissants que lui. Une raie aigle  décolle, deux raimoras en guise de réacteur, fait son point fixe, et disparaît dans le bleu suivie de sa longue queue. Une grotte fourmille d’antennes, remplie de langoustes gigognes. Il ne faut jamais passer l’éponge : au fond de l’une d’elle, un gros baril rouge garance, toute une famille de poissons-scorpions joue à la courte épine. Il y en a six en magasin, de taille croissante, aptes à satisfaire tous les objectifs embarqués. Nous retrouvons Didier, en arrêt derrière une boule de corail. Au delà de son crâne frisé où s’accrochent quelques bulles, la raison de son affût : la ronde des requins. Encore quelques plongées ici et nul doute qu’il les nourrira à la bouche, comme il le fait déjà aux Maldives

Un pas au paradis…

enfantsbateauLe soleil se lève à Pomana Bisar, derrière le bulbe doré d’une mosquée. La ligne bleu-noir des grands fonds se profile à l’horizon, au delà du lagon turquoise. Un choc ; un concert de casseroles : nous sommes échoués sur un haut fond ; épave temporaire libérable par la marée haute. Des dizaines de pirogues nous rejoignent pour un abordage pacifique. Une flottille d’enfants bruns, lunettes de nage en bois, qui plongent le long de la coque dans un festival de rires et d’éclaboussures. Une heure plus tard, notre arche de Noë flotte de nouveau, encadrée par l’escadre de pilotes à rames qui nous conduit à la passe, vers la haute mer.

Ivres de plongées, nous abordons de nuit au village de pêcheurs de Maumere, dans les relents de poissons vieillissants. En proie au mal de terre, nous considérons sans comprendre, nos malles qui refusent de tanguer comme nous. Didier est pris à partie par deux travestis peinturlurés et entreprenants, qui veulent à toute fin faire partie des bagages. Sans succès. Les bungalows de l’hôtel Sao Visata nous accueillent. Au dehors, la nuit, lourde de chauves-souris, prend son rythme d’insectes et de rêves…

Le trésor du chef

chefLe Combi japonais rebondit sur la piste défoncée. Il faudrait un 4×4 pour négocier sans peine ces racines de banians et ces ravines, dans cette piste qui semble monter au ciel. Des colonnes de femmes et d’enfants gravissent la montagne, machettes à la ceinture, paniers démesurés sur la tête ou balanciers sur l’épaule. Montent vers ce qui semble être le jardin d’Eden : le village chrétien de Hewoklowang. Au bord de la piste, des caféiers, du tabac, du cacao, des ananas. Plus haut, l’arbre à pain, les palmiers à huile. Un tronc puissant porte des fruits lourds, emmaillotés dans du raphia : c’est le jacquier, protégé contre les chauves-souris frugivores. Village de paillotes, serein, au bout du monde. On nous offre la coco verte tranchée, à la fois verre, boisson et repas. Des enfants, d’abord muets, puis hystériques, courent en tous sens, tout au plaisir de la découverte de l’Autre. Une séance de photos devient une fête, une explosion de sarongs pastels à chaque fois que je prononce, hésitant, un mot indonésien. Ikan…Porsi…Nasi Goreng… Une grosse truie noire git, effondrée comme un camion citerne accidenté, ses huit cochonnets occupés à faire le plein. Une femme tisse, à l’ombre des pilotis sous le regard d’un buffle placide. Un vieux sage tête un cornet blanc, dans un nuage de fumée bleue : le tabac local roulé dans une feuille de palme. J’essaye, et m’étouffe sous les éclats de rire, rouges de bétel. Au coeur du village, je n’en crois pas mes yeux : un dolmen de basalte poli !

– Très vieux…très vieux, dit le chef en hochant la tête.

Les « pierres levées » qu’on connait surtout en Bretagne existent en fait partout dans le monde. Civilisation mégalithique missionnaire ou bien prise de conscience religieuse universelle, traduite à certaine époque de la race humaine, par un art lithique monumental ?

Une croix est plantée tout près, preuve supplémentaire. Sous nos latitudes en effet, l’église avait pris l’habitude de « re-christianiser » les sites païens, sans les détruire. Nombre de nos cathédrales renferment ainsi des dolmens, inclus dans la structure… Devant notre intérêt, le chef du village nous invite à le suivre dans sa case. A même les lattes luisent dans la pénombre un gros vase de bronze chinois gravé et deux énormes défenses d’éléphant d’Afrique, que le temps a roussies.

– Les portugais nous les ont apportés en cadeau, quand ils sont venus il y a 300 ans. Nous les gardons depuis. C’est notre trésor, dit le chef…

Mais le vrai trésor est dans ses yeux, plein d’une sagesse et d’une bonté infinie. Une conscience du monde, tel qu’il devrait-être. Il est temps de songer au retour vers des latitudes plus austères, le coeur un peu courbatu, des souvenirs pleins les sens. Épaves japonaises inexplorées… Lamalera, où l’on chasse encore le cachalot au harpon, comme dans le roman de Melville… Anguilles sacrées, nourries à la main… Combien d’émotions à vivre encore, sur la route des épices ? En novembre, fleuriront les flamboyants…

Publié le Juil 25, 2006

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2 Commentaires

  1. stephane couret

    cc, depuis combien de temps postez vous des articles sur ce article ?

    Réponse
    • Francis Le Guen

      Sur ce blog vous voulez dire ? En fait, ce texte a été publié dans feu Le Monde de la Mer, magazine de presse aujourd’hui disparu. C’était dans les années… 90 ?

      Réponse

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